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Coup de théâtre chez les savants!
Mon œil, une série de billets signés Mathieu-Robert Sauvé
Le 10 janvier dernier, les 29 membres du comité éditorial du Journal of Informetrics ont démissionné en bloc pour protester contre l’approche mercantile de leur éditeur, Elsevier, et ont lancé quelques jours plus tard une revue rivale, Quantitative Science Studies, qui sera accessible sans frais pour les lecteurs.
Si cette histoire est passée inaperçue au Québec, elle constitue un vrai coup de théâtre dans le milieu de l’édition savante mondiale, car la revue avait une excellente réputation (et un facteur d’impact de 3). De plus, les scientifiques sont habituellement de nature discrète; il est rare de les voir s’unir pour une cause. L’unanimité obtenue ici est d’autant plus méritoire. « Ça n’a pas été facile de convaincre tous les membres du comité, reconnait Vincent Larivière, professeur au Département de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’Université de Montréal et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les transformations de la communication savante. Mais nous y sommes parvenus après un an de pourparlers et j’espère bien que nous allons susciter un effet d’entrainement chez les collègues d’autres disciplines », dit-il.
Un détournement de fonds
Collaborateur à la revue depuis 2010 où il avait été promu éditeur associé en 2015, il est le principal responsable avec Cassidy Sugimoto, de l’Université de l’Indiana, de la mutinerie qui a eu des échos d’un bout à l’autre de la planète science. Dans Nature, le reporter Dalmeet Singh Chawla pointe le cœur du litige : le fait que la revue facturait son contenu aux lecteurs. Les auteurs étaient invités à rendre leur contenu accessible gratuitement, mais moyennant des frais de 1800 $ US par article.
C’est précisément là que la révolte grondait : les gens comme Larivière et Sugimoto sont outrés de voir des entreprises privées comme Elsevier s’emparer de la production écrite de la communauté scientifique pour s’approprier des revenus qui devraient revenir aux chercheurs. « C’est à notre point de vue un détournement de fonds et il est temps que cela cesse. La communauté scientifique doit reprendre le contrôle de sa production intellectuelle », s’emporte Vincent Larivière.
Le public paie deux fois, déplore-t-il : d’abord en participant par ses taxes aux revenus des chercheurs; ensuite au moment de consulter les articles…
Cette rare démonstration de solidarité parmi les chercheurs n’est pas une première mondiale, car en 2017, la revue des orthophonistes Lingua s’est affranchie d’une façon semblable, devenant Glossa. Ici, toutefois, le geste provient des spécialistes de l’évaluation de la science – ces savants qui ont inventé le concept de facteur d’impact. C’est l’objet de recherche des éditeurs du Journal of Infometrics – l’évaluation de la science et sa diffusion – qui est en cause.
Un lectorat en otage
Larivière rappelle qu’à l’origine, les publications révisées par les pairs étaient éditées par les sociétés savantes. Tant que les revues étaient imprimées sur du papier comme au siècle dernier, ce sont ces regroupements de savants qui géraient les tirages. Pour les universités, les coûts d’abonnement étaient parfois élevés, mais au moins, cet argent demeurait « dans la famille » en quelque sorte. L’arrivée des éditeurs commerciaux dans ce champ après la conversion au numérique a changé l’écosystème, drainant à l’extérieur du monde scientifique des profits mirobolants. En facturant l’accès aux articles, ces éditeurs ont également tenu le lectorat en otage.
Dans Nature, le reporter n’a pas eu accès au point de vue d’Elsevier qui a refusé de répondre à ses questions. Quant à la nouvelle revue, gérée par MIT Press, elle compte déjà une dizaine de soumissions pour des articles.
Cette démission apparaît donc comme une saine révolte.
Journaliste et auteur, Mathieu-Robert Sauvé a signé des textes dans une quinzaine de publications dont L’actualité, Le Devoir, La Presse et Québec science et publié des essais et biographies chez Boréal, VLB, Québec Amérique, XYZ et MultiMondes. Il a remporté plusieurs prix de journalisme et d’écriture. Reporter à Forum de l’Université de Montréal depuis 1988 et rédacteur en chef du magazine Les diplômés, de 2015 à 2017, il a été chroniqueur scientifique aux émissions L’après-midi porte conseil, La nuit qui bat et Médium large à la Première chaîne de Radio-Canada, et blogueur à l’Agence Science-Presse. Il a présidé l’Association des communicateurs scientifiques du Québec de 2008 à 2012 et participé à de nombreux jurys.
Le nom de sa série de billets chez MultiBlogues, Mon œil, fait allusion à son regard sur l’actualité, mais c’est aussi l’expression du scepticisme nécessaire.
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