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Les scientifiques crient « Liberté! »

07.02.19

Mon œil, une série de billets signés Mathieu-Robert Sauvé


Le congédiement de l’agronome Louis Robert du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ), pour lequel il travaillait depuis 32 ans, rappelle que la liberté d’expression est fragile, même dans un pays comme le Canada qui lui confère pourtant le statut de droit fondamental. Rappelons que le « crime » de cet expert est d’avoir transmis des documents démontrant le lien entre des entreprises privées et un centre de recherche relevant du MAPAQ. Il a pointé du doigt, notamment, les pesticides néonicotinoïdes de Monsanto, dont la nocivité pourrait expliquer la disparition des pollinisateurs.

Le ministre du côté des lobbies

Comme le souligne l’éditorialiste du Devoir Robert Dutrisac, « le fond de l’affaire, c’est que l’industrie des pesticides et les intérêts derrière l’agriculture industrielle forment de puissants lobbies et que, comme partout dans le monde, ils n’hésitent pas à travestir la recherche scientifique. En avalisant ce congédiement, [le ministre du MAPAQ] André Lamontagne envoie le message que son ministère est résolument de leur côté et qu’il mène le même combat contre les scientifiques qui se rebiffent ».

Si elle s’avère, cette ingérence inacceptable de l’industrie dans le milieu de la recherche rappelle que les liaisons dangereuses entre les chercheurs et leurs bailleurs de fonds doivent être encadrées par des balises claires. Or, le site du Centre de recherche sur les grains est muet sur les règles éthiques entourant sa mission (« Participer au développement d’un secteur des grains performant et durable, par de la recherche innovante »). Le journaliste Thomas Gerbet, de Radio-Canada, a révélé depuis une crise sans précédent dans la recherche publique en agronomie au Québec, faisant état de conflits d’intérêts et de « tentatives de dissimuler des résultats ».

Mais qu’en est-il de la liberté d’expression des chercheurs?

Il faut d’abord rappeler que le milieu universitaire offre une plus grande protection que le milieu gouvernemental quand on choisit une carrière scientifique. Les universitaires jouissent en effet d’une liberté de parole garantie par leur syndicat et par des organismes comme l’Association des universités et collèges du Canada qui, dans une déclaration adoptée à Montréal en 2011, précise que les universités « œuvrent à la recherche de la vérité et à sa transmission à autrui, étudiants et grand public compris ». Il y a des cas, bien sûr, où les organismes de financement veulent dicter la conduite aux universitaires qui tirent des conclusions peu reluisantes pour la marche des affaires, mais ils sont rares. Certains cas dénoncés ont fait grand bruit, jetant du discrédit sur des entreprises toujours sensibles à leur image citoyenne.

Le cas présent relève plutôt du musèlement des scientifiques à l’emploi des ministères. Sous le gouvernement conservateur de Steven Harper, les scientifiques fédéraux n’avaient pas l’autorisation de parler directement aux journalistes, même lorsque leurs recherches portaient sur des sujets qui n’avaient aucune chance de mettre Ottawa dans l’embarras. À partir de 2006, et jusqu’aux élections de 2015, cette politique a été appliquée avec zèle, soulevant l’indignation de la communauté scientifique nationale et internationale. Même la revue Nature avait dénoncé l’approche liberticide dans son éditorial du 1er mars 2012.

La journaliste scientifique Binh An Vu Van avait mené une campagne de sensibilisation qui avait valu à l’Association des communicateurs scientifiques du Québec et à l’Association canadienne des rédacteurs scientifiques le prix 2012 du Comité canadien pour la liberté de la presse mondiale.

Au fédéral, l’arrivée de Justin Trudeau a nettement allégé l’atmosphère, mais sans provoquer de miracles, ainsi que le rapportait l’an dernier le chroniqueur scientifique du Soleil, Jean-François Cliche : « Il y a encore 40 % des scientifiques fédéraux qui jugent que leur ‘capacité à élaborer des politiques, des lois et des programmes fondés sur des preuves scientifiques et des faits est compromise par l’ingérence politique’. C’est bien moins qu’il y a cinq ans (71 %), mais 2 sur 5, cela reste beaucoup. Beaucoup… »

Si le message a fini par passer à Ottawa, il semble qu’il ne se soit pas rendu à Québec.


Journaliste et auteur, Mathieu-Robert Sauvé a signé des textes dans une quinzaine de publications dont L’actualité, Le Devoir, La Presse et Québec science et publié des essais et biographies chez Boréal, VLB, Québec Amérique, XYZ et MultiMondes. Il a remporté plusieurs prix de journalisme et d’écriture. Reporter à Forum de l’Université de Montréal depuis 1988 et rédacteur en chef du magazine Les diplômés, de 2015 à 2017, il a été chroniqueur scientifique aux émissions L’après-midi porte conseil, La nuit qui bat et Médium large à la Première chaîne de Radio-Canada, et blogueur à l’Agence Science-Presse. Il a présidé l’Association des communicateurs scientifiques du Québec de 2008 à 2012 et participé à de nombreux jurys.

Le nom de sa série de billets chez MultiBlogues, Mon œil, fait allusion à son regard sur l’actualité, mais c’est aussi l’expression du scepticisme nécessaire.

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Une réponse à «Les scientifiques crient « Liberté! »»

Tant est aussi longtemps que l’Union des producteurs agricoles (l'UPA qui tire les ficelles en dessous de toute cette affaire) aura le monopole (et pas seulement syndical) sur l’agriculture, les scientifiques oeuvrant dans le milieu agricole n’auront aucune possibilité d’être indépendants. Peut être en façade, mais pas en profondeur. Pour avoir oeuvrer dans ce milieu (horticole, c'est pareil, dépend du MAPAQ), pas question de remettre les dictas en question. L’agriculture québécoise n'est plus là pour nourrir sainement la population. Elle est organisée pour faire du chiffre d’affaires ($$$$). Les agronomes et les financiers en ont pris le contrôle. Bertrand Dumont

—  Par Bertrand Dumont, le 12.02.2019